Les économies du monde sont bouleversées par l’impact de la transformation digitale. Savoir adapter les textes juridiques à cette évolution fulgurante est un véritable casse-tête, particulièrement pour des pays comme le Burkina Faso. Dans une interview en ligne avec Lefaso.net, réalisée le vendredi 6 mars 2021, l’inspecteur des impôts, le Dr Aboubacar Nacanabo, montre que l’Etat perd des recettes du fait de la numérisation progressive des activités traditionnelles. Interview.

Dr Aboubakar Nacanabo : Je suis Aboubakar Nacanabo, inspecteur des impôts de profession. Je suis docteur en sciences de gestion et expert en fiscalité internationale. J’ai fait ma thèse sur la fiscalité de l’économie numérique. Je suis également enseignant vacataire en comptabilité et en fiscalité.

Que signifie numérisation économique ? Quelle est sa différence avec économique numérique ?

Quand on parle de l’économie numérique, on fait référence aux activités réalisées par les géantes plateformes numériques appelées GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazone) ou GAFAM si on ajoute Microsoft. Les travaux réalisés sur la question ont permis aux experts de constater que l’économie entière est dans un processus de numérisation parce qu’au-delà des plateformes numériques, des activités traditionnelles comme le transport, l’agriculture, l’hôtellerie, l’enseignement, la médecine etc. sont en train de se numériser. C’est pour cela que le paradigme a évolué pour passer de la fiscalité de l’économie numérique à la fiscalité à l’ère de la numérisation de l’économie.

Qu’est-ce qui caractérise une économie numérisée ?

Une économie numérisée se caractérise par l’usage intense de réseaux, la collecte de données des utilisateurs, le recours massif à des actifs incorporels, un modèle économique innovant avec l’offre de services gratuits convertis ensuite en business par la publicité ciblée.

Les plateformes numériques utilisent le plus souvent le modèle biface qui consiste à offrir des services gratuits afin d’élargir le réseau. Ce large réseau sert ensuite à faire de la publicité ciblée qui est bien entendu facturée aux clients. A titre d’exemple, on s’inscrit gratuitement sur Facebook mais on a l’obligation de fournir des données personnelles (nom, profession, âge, sexe, centre d’intérêt etc.). Ces données sont ensuite exploitées grâce à des algorithmes pour faire de la publicité ciblée : ce qui permet à Facebook de réaliser de bonnes affaires.

En quoi cette numérisation économique peut-elle mieux profiter aux administrations fiscales ?

La numérisation de l’économie est considérée comme un accélérateur de croissance pour les Etats. Pour les administrations fiscales de façon précise, la numérisation offre beaucoup d’avantages. Au lieu de se déplacer et s’aligner pour le paiement de l’impôt aux guichets de l’administration, grâce à la digitalisation, les contribuables procèdent à la télé-déclaration et au télé-paiement des impôts et taxes. Ensuite, des actes délivrés par l’administration peuvent être effectués en un clic ; ce qui favorise la transparence, la célérité et l’efficacité de l’action administrative. Par ailleurs, certains Etats ont initié avec beaucoup de succès la gestion digitale du domaine foncier avec la blockchain. Cela favorise la collecte des impôts fonciers grâce à un cadastre fiscal efficace.

Quelles sont les insuffisances du système fiscal burkinabè en rapport avec la numérisation économique ?

On peut noter beaucoup d’insuffisances, mais il convient de souligner que cela n’est pas propre au Burkina Faso ; ce n’est même pas propre aux pays sous-développés. Même les pays développés sont victimes de la superpuissance des GAFAM et l’inadaptation des textes fiscaux qui va avec. On peut dire que le droit fiscal international est malmené par la numérisation de l’économie parce que les textes actuels ne sont pas adaptés à une économie dans laquelle on peut mener des affaires dans un pays sans y avoir une présence physique. En effet, dans les règles fiscales en vigueur actuellement, on ne peut imposer une entreprise que dans le pays où elle a une présence physique, c’est-à-dire un siège de direction, un bureau, une succursale etc. Avec les plateformes numériques, la présence physique n’est pas nécessaire. A titre d’exemple, nous utilisons quotidiennement Facebook, Google, Netflix et autres applications ici mais il n’y a aucun bureau de ces plateformes au Burkina : impossible donc de les imposer ici alors que les utilisateurs burkinabè contribuent à la création de valeur à travers les créations de contenues (YouTube, Facebook), les commentaires, les achats de publicité (pages sponsorisés Facebook, publicité sur YouTube etc.). Toutes ces affaires sont réalisées en franchise d’impôts parce que les textes actuels ne sont pas adaptés.

Comment le pays doit-il s’y prendre pour minimiser ces insuffisances afin d’optimiser la rentabilité fiscale de la numérisation économique ?

Toutes les recherches effectuées sur la question de la fiscalité à l’ère de la numérisation de l’économie ont montré que les solutions unilatérales, c’est-à-dire au niveau d’un seul pays, ne sont ni viables ni efficaces, du fait du caractère transfrontalier du problème et du poids économique des géants du numérique. C’est pour cela que les pays, dans le cadre inclusif mis en place par l’OCDE, cherchent une solution mondiale qui nécessite un consensus. Les Etats n’ayant pas les mêmes intérêts puisque certains comme les Etats Unis, l’Irlande en profitent bien, ce consensus tarde à venir. Las d’attendre cette solution consensuelle, certains pays ont pris des initiatives unilatérales qui consistent à taxer le chiffre d’affaires réalisé par les plateformes numériques : mais jusque-là, il reste à prouver l’efficacité d’un tel système. En outre, ces pays sont menacés de représailles commerciales par les Etats Unis qui voient l’avenir des fleurons de leur économie menacés.Vous avez affirmé lors d’une conférence que « La capitalisation boursière des plateformes numériques est plus de 7000 milliards de dollars en 2017, soit 435 fois le PIB du Burkina ou trois fois le PIB total des 20 pays les plus riches d’Afrique ». Quelles sont ces plateformes dont vous parler ?

Quand on parle des géants du numérique, il s’agit essentiellement des quatre géants américains, les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), auxquels on ajoute Microsoft pour faire GAFAM. Ces GAFAM constituent un véritable empire économique et financier. En plus des données fournies plus haut, je peux aussi ajouter que selon le site allemand Statista, les GAFAM à eux cinq sont davantage valorisés que le montant du PIB du Japon, de l’Allemagne ou de la France !Mais il faut dire que ces géants n’ont pas pignon sur rue vers l’Extrême Orient car les chinois ont créé aussi la réplique avec les BATX qui désignent BAIDU, ALIBABA, TENCENT, XIAOMI. BAIDU étant la réplique de Google puisqu’il s’agit d’un moteur de recherche qui a une part de marché de 60% dans une population de 1,4 milliards d’habitants. Alibaba est considéré comme l’Amazon chinois, Tencent est le Facebook chinois avec des applications comme QQ ou WeChat et Xiaomi quatrième vendeur mondial de Smartphones est le concurrent de Apple.
Vous constatez donc que le marché des plateformes numérique est largement dominés par les deux plus grandes économies du monde : Etats Unis et Chine.Dans la sphère de la numérisation de l’économie, on a l’impression que les nations développées profitent de celles dites sous-développées. Si cela est vrai, comment expliquez-vous cet état des faits ?

Cela n’est pas totalement exact. En réalité, la plupart des pays riches souffrent autant des GAFAM que les pays sous-développés. En Europe, les GAFAM constituent un problème de premier plan en ce qui concerne la fiscalité. Il y a deux catégories de pays qui profitent vraiment de cette superpuissance financière des GAFAM. Il y a d’une part les paradis fiscaux qui hébergent les actifs incorporels de ces GAFAM parce qu’ils offrent des avantages fiscaux colossaux pour l’imposition des revenus desdits actifs incorporels. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle des pays comme l’Irlande, la Suède, la Finlande ont bloqué les projets de directives de l’Union Européenne en 2019 pour l’imposition des GAFA.

D’autre part, il y a les Etats Unis qui sont les premiers bénéficiaires de cette manne financière parce que les GAFA sont pour la plupart situés dans la SILICON VALLEY en Californie, aux Etats Unis ; ainsi, l’essentiel du revenu réalisé au niveau mondial par les GAFAM remonte dans ce pays. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer le cas de Facebook qui en 2017, a réalisé 56% de son chiffre d’affaires et 66% de son bénéfice hors des USA, mais elle a versé 92% de ses impôts aux USA et seulement 8% dans les autres pays, principalement des pays développés. Vous comprenez donc que même les pays développés, en dehors des Etats Unis, souffrent aussi de cette domination fiscale des GAFAM.

Vous avez également parlé de pratiques fiscales abusives des géants du numérique. Qu’en est-il concrètement ?

Du fait des modèles d’affaires innovants, du caractère transfrontalier des opérations et de l’importance des actifs incorporels, les GAFAM ont beaucoup plus de facilités pour faire de la planification fiscale agressive au détriment des Etats. Ces pratiques fiscales abusives ont pour nom l’optimisation fiscale, l’érosion de la base d’imposition, la concurrence déloyale. A travers l’optimisation fiscale, elles font un montage qui leur permet de faire remonter les bénéfices vers les paradis fiscaux. L’érosion de la base d’imposition vient du fait que les activités traditionnelles se numérisent progressivement et l’Etat perd des recettes puisque ces activités qui étaient jadis imposées sont désormais réalisées à travers les plateformes numériques et échappent ainsi à l’imposition. En ce qui concerne la concurrence déloyale, elle découle du fait que les géants du numérique ont un taux d’imposition effectif de loin inférieur aux autres entreprises du fait de la structuration de leurs affaires et du fait que leurs opérations ignorent royalement les frontières géographiques.

Quels sont les avantages d’une transformation numérique de l’économie ? Et éventuellement les inconvénients ?

La transformation numérique stimule l’innovation, génère des gains de productivité, et améliore les services tout en favorisant une croissance plus inclusive et plus durable ainsi qu’une amélioration du bien-être des populations. Selon un rapport de la Banque mondiale intitulé « le Dividende numérique », les innovations numériques sont en train de transformer presque tous les secteurs de l’économie en introduisant de nouveaux modèles commerciaux, de nouveaux produits, de nouveaux services et, in fine, de nouveaux moyens de créer de la valeur et des emplois.

Le rapport précise que la transition vers le numérique a des conséquences déjà visibles : l’économie numérique mondiale représentait 11 500 milliards en 2017, soit 15,5% du PIB mondial. Le même rapport précise que ce chiffre devra atteindre 25% en une décennie. Le numérique est donc incontournable pour le développement des pays.

En termes d’inconvénients, je ne sais pas s’il faut vraiment parler d’inconvénients, puisque c’est la marche du monde et il faut suivre ou périr. Je parlerai plutôt de défis. Il y a effectivement de nombreux défis, notamment pour les pays africains. La fracture numérique est très béante. Le rapport de la Banque Mondiale cité plus haut estime à 60% le pourcentage de la population mondiale n’ayant pas accès à l’internet et une grande partie de cette population se trouve en Afrique. Par ailleurs, on peut souligner le défi de l’investissement dans les infrastructures de télécommunication, le défi du capital humain et bien sûr les défis fiscaux mentionnés plus haut.

La fiscalité actuelle est-elle adaptée à des entreprises de presse comme les nôtres ?

Quand vous parlez d’entreprises de presse, moi j’entends d’abord entreprise : c’est donc du business et justement comme chaque entreprise vous avez votre business plan qui intègre le coût fiscal. A ce titre, l’entreprise de presse doit être soumise aux impôts comme toutes les autres. Maintenant pour la question de l’adaptation ou pas de la fiscalité actuelle, c’est un débat qui peut être mené avec les arguments nécessaires et cela peut être argumenté avec un benchmarking. Ceci dit, la difficulté pour l’administration fiscale, c’est que chaque secteur d’activité veut revendiquer une spécificité qui commanderait une fiscalité spécifique. Finalement dans un tel contexte, le code général des impôts sera vidé de son sens et on aura des fiscalités sectorielles, ce qui n’est pas efficace pour une administration optimale d l’impôt.

Votre mot de fin

Je voudrais remercier lefaso.net pour l’opportunité que vous m’offrez de parler d’un sujet émergent en fiscalité internationale ; peut-être que cela contribuera à une prise de conscience sur la question, ce qui facilitera la recherche de solutions au profit des Etats.

Interview réalisée en ligne par Etienne Lankoandé
Lefaso.net


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